Questions d’appartenance
Entre le 10 et le 13 juin 2004, pour la première fois de son histoire, l’Europe réunifiée, l’Europe des vingt-cinq pays membres de l’Union européenne élisait son Parlement. Environ 350 millions d’électeurs ont été appelés aux urnes afin de choisir parmi 732 "eurodéputés". Créée par le Conseil européen de Laeken (alors composé des quinze pays membres), les 14 et 15 décembre 2001, la Convention européenne sur l’avenir de l’Europe, présidée à cette époque par l’ancien chef d’État français Valéry Giscard d’Estaing (1974-1981), a eu pour principales fonctions d’établir les directives pour l’élargissement de l’Union et de lui préparer un projet de Constitution. Puis, au cours de l’année 2002, il y eut les discussions de la Convention toujours dans le même sens, ainsi que la présentation, en octobre, d’un Traité établissant une Constitution pour l’Europe, une sorte de projet constitutionnel. Quelques mois plus tard, réunis à Thessalonique, les 19 et 20 juin 2003, les 25 chefs d’État et de gouvernement ont examiné ce projet de Constitution, lequel, après une année de négociations, a été approuvé à l’unanimité par le Conseil européen de Bruxelles, les 17 et 18 juin 2004.
L’approbation préalable du Traité établissant une Constitution pour l’Europe n’a cependant pas eu lieu sans que soit réalisé un large débat au sein des sociétés civiles des différents pays et parmi les conventionnels, étant donné son impératif de regrouper, sous un même code, des structures politiques, sociales, économiques et culturelles, constituant un immense éventail, c’est-à-dire, pour mener à terme la devise du préambule concernant l’Europe, dorénavant "unie dans la diversité". Ce petit texte, d’un peu plus d’une page, avait été à l’origine de disputes exacerbées entre les leaders d’États, d’Églises, de groupes laïcs, de spécialistes en sciences humaines et d’autres types de groupes. Voici quelques points forts de ce débat : la citation II, 37, de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, de Thucydide, l’absence de référence à Dieu et au christianisme en tant que facteurs d’union et de formation dans l’Histoire de l’Europe, ainsi que les discussions autour des héritages culturels et humanistes provenant des Grecs, des Romains et de la philosophie des Lumières. Beaucoup d’aspects furent discutés avant de parvenir à cette version préalable de la Constitution européenne – je m’intéresserai ici à ceux qui sont liés au monde antique, surtout au passage II, 37 de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse – qui traite de l’oraison funèbre de Périclès.
L’idée d’un texte introducteur, définissant les fondements d’une identité européenne, remettait en question la complexité politique et idéologique des différentes revendications et intérêts en jeu ; on cherchait à résumer, en quelques lignes, les motifs qui réunissent tous les membres de l’Union européenne dans un même bloc, pour l’élaboration d’un texte dont l’objectif était d’être constitué d’importantes et de communes références de l’histoire de la fondation de l’Europe. Il revenait à la Convention, dans ce domaine (c’était là sa prétention), de créer les bases d’une identité européenne qui ne se fonde pas seulement sur des valeurs universelles, mais qui s’affirme sur des valeurs communes européennes qui sont liées et partagent l’idée d’héritages culturels, humanistes et religieux (il revenait aussi à celle-ci de garantir le respect de la diversité culturelle et linguistique des différents pays de l’Union). Ce projet était lié à l’idée même d’Europe de la Convention, à l’idée d’une construction européenne autour de principes partagés, issus de valeurs communes, découlant d’une nécessité supérieure, impérieuse, de nature économique et politique.
Dans les débats sur ce contexte, pour les partisans d’une Europe intégrée, un fondement culturel commun, nécessaire aux idées de reconnaissance et d’appartenance, constituait un des arguments les plus solides. Poussé à l’extrême, cet argument ne comprendrait pas l’existence d’une Europe unie, si ses habitants, nettement et largement différents, ne se reconnaissaient pas comme étant semblables, au moins sur certains points. Cela ne se produirait pas sans la mise en oeuvre de politiques d’adhésion populationnelle, d’autant plus nécessaires que l’on observait une indifférence généralisée, dans des proportions non négligeables, auprès des peuples des différents pays de l’Union. Pour les hommes politiques et les intellectuels, les partisans d’une Europe unie, un fondement culturel commun était alors l’argument ayant le plus de portée pour justifier la constitution d’une certaine "identité européenne" non créée, car elle existait déjà. En 1976, au colloque intitulé L’Identité culturelle de l’Europe, à Brest, le secrétaire général du Conseil de l’Europe (Georg Kahn-Ackermann) avait besoin, lors de son exposition, de ce qui allait guider les discussions autour de la question identitaire européenne, de la part des adeptes de l’Union, les années suivantes ; pour Ackermann, la construction de l’Europe reposait, depuis qu’elle avait été créée, sur la "conscientisation d’une identité culturelle européenne". Un passé commun, avec des références communes serait, en ce sens, la base d’une nouvelle Europe, dont la culture aurait toujours existé, étant antérieure à la constitution politique de l’Europe moderne. Ce qui serait sur le point d’être créé, ce serait alors l’union dans d’autres domaines, qu’ils soient politiques, économiques ou militaires.
Si, d’un côté, pour les partisans d’une Europe unie, l’identité européenne représentait le grand leitmotiv d’une Union sans frontières, de l’autre, pour ceux qui voyaient dans les particularismes nationaux l’impossibilité d’une union utopique, l’orientation de leur argumentation était tout autre. Au niveau des cultures, des identités culturelles et des réalités multiples, les différents pays européens voyaient, à partir du point de vue de ceux qui s’opposaient à l’idée d’union, leur individualité diluée, leur passé sacrifié, et leur mémoire éteinte par les tentatives de créer un passé commun irréel, ayant des vues sur un futur utopique ; l’idée d’identité culturelle européenne était alors davantage considérée comme une source de désunion que d’union et d’exclusion que d’inclusion. Pour les défenseurs de cette idée, la notion d’identité culturelle européenne était totalisante, universalisante et elle attentait aux différences locales, ethniques et culturelles, en postulant un modèle uniforme pour toute l’union. Aux différentes Europes, du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest s’unissent les particularités des différents peuples de chacune d’entre elles, la diversité et son maintien constituant alors les arguments contraires les plus véhéments à l’idée d’union. Aujourd’hui instituée, il revient à l’Union européenne de rendre compte des problèmes intrinsèques de l’idée même dont elle est née. Les débats autour de l’élaboration du Préambule et la diversité des discours à ce sujet ont un peu montré la complexité des problèmes en question et les inquiétudes qu’ils ont révélées. Non sans mal, on peut percevoir, dans le petit texte du Préambule, des idéologies semblables à celles qui ont forgé les idéaux d’identité, de continuité et de communauté de destins des États-nations, sauf que dans ce texte, le discours agit pour l’élaboration d’une identité transnationale, car d’origine polymorphe, avec de sérieux risques de postuler des pratiques et des valeurs idéologiquement sectaires pour et de la part des groupes impliqués.
N’ayant pas de valeur juridique, on peut essayer de découvrir le pourquoi d’une telle discussion autour de thèmes qui ne répondent ni ne répondaient à aucune finalité pratique, mais le problème se situe ailleurs. Dans une Europe qui se veut unifiée et avec une citoyenneté commune dans une société mondialisée, le texte du Préambule se révèle très important, car il cherche à établir des valeurs communes ayant constitué l’Europe et qui continueront d’unir les Européens grâce à une sorte de ciment social. De cette manière, ce qui figure dans le Préambule pourra être symboliquement compris comme une source d’union ou de division par rapport à l’avenir politique de la Communauté européenne. Le préambule de la Constitution, tout comme le Préambule de beaucoup d’autres lois, peut, également, être considéré important du fait qu’il peut favoriser une interprétation plus rigoureuse des lois, étant en conformité avec le tout juridique présenté.
Thucydide II, 37
Dans sa première version (élaborée par le Praesidium de la Convention européenne et rendue publique le 28 mai 2003), le Préambule porte en épigraphe la célèbre phrase de Thucydide (II, 37) dont la traduction officielle de l’Union européenne en français est la suivante : "Notre Constitution est appelée démocratie parce que le pouvoir est entre les mains non d’une minorité, mais du peuple tout entier" (les autres passages du Préambule cités ci-dessous sont extraits de versions françaises officielles du Traité et ils sont disponibles sur le site de l’Union européenne www.europa.eu). Ce passage est extrait de l’oraison funèbre de Périclès aux Athéniens, et son usage suscite quelques questions aux lecteurs du Préambule. Il est important de souligner que la citation omet un passage dans lequel Périclès, à travers la bouche de Thucydide, parle du régime politique d’Athènes comme d’un modèle pour les autres villes, poursuivant dans cette même perspective dans la suite du texte. Athènes y est représentée comme l’école de la Grèce. Le mot politeia ne correspond pas, exactement, au terme constitution tel que nous le comprenons aujourd’hui ; traduire politeia par "constitution" donne à nos contemporains la vision équivoque que les Grecs avaient une espèce de grande charte fondatrice ; le terme démocratie n’a pas aujourd’hui le même sens qu’il avait en Grèce antique – pour Thucydide et ses contemporains, le pouvoir n’incluait pas la majeure partie des habitants de la cité : les esclaves, les métèques et les femmes ; tant dans la Grèce antique qu’aujourd’hui, le contraire de minorité ne signifie pas totalité. Bien que l’on ait pris en compte les métamorphoses des sens avec l’usage des mots, au cours du temps et de l’Histoire, un tel usage de Thucydide n’en est pas moins "anachronique".
Après un long débat lors de la Convention, la traduction originale a été modifiée et, à partir du 10 juillet 2003, est apparue dans le Traité, la version approuvée par consensus par la Convention européenne du 13 juin et du 10 juillet 2003, où il fut retenu que : "Notre Constitution [...] est appelée démocratie parce que le pouvoir est entre les mains non d'une minorité, mais du plus grand nombre". À ce sujet, voir la proposition d’amendement au Préambule, faite par le représentant du Parlement italien lors de la Convention – Lamberto Dini. Le texte suggère la substitution de l’expression "du peuple tout entier" par "du plus grand nombre", raison pour laquelle le conventionnel explique que : "L’éclairante citation par laquelle s’ouvre le préambule doit être corrigée dans sa traduction, afin de la rendre plus cohérente avec la lettre et l’esprit de l’affirmation de Périclès. La Constitution européenne, ainsi que l’athénienne, sera démocratique si elle se fonde sur le principe de la majorité."
Bien que l’on puisse considérer complexe la traduction de "politeia" par "constitution" et les différences connotatives de l’usage du mot démocratie, la substitution de "le pouvoir est entre les mains non d’une minorité, mais du peuple tout entier" par "le pouvoir est entre les mains non d'une minorité, mais du plus grand nombre" semble pour le moins correspondre davantage aux réalités contemporaines et être un tant soit peu plus vraisemblable. Bien que soit compréhensible l’idée de donner à un texte d’une telle importance une introduction qui en soit à la hauteur, la citation de Thucydide, même révisée, présente encore un grand nombre de problèmes. Si, d’une part, la première version ne pouvait que concorder avec l’idée que le peuple, pour les Grecs, correspondait aux citoyens, et cela en excluait un grand nombre, de l’autre, l’idée que le pouvoir était dans les mains non pas d’une minorité mais du plus grand nombre de citoyens semble absurdement contraire aux principes de la démocratie représentative aujourd’hui, dans laquelle le pouvoir est dans les mains tant d’un plus grand nombre de citoyens que d’une minorité. Le pouvoir dans les démocraties représentatives appartient, ainsi, aux majorités qui élisent leurs représentants et aux minorités qui l’exercent dans leurs fonctions politiques électives ; la même logique s’applique alors aux peuples des divers pays, à la présidence et aux parlementaires de l’Union. Exiger l’exercice du pouvoir à un plus grand nombre peut donner, également, une autre connotation, quelque peu perverse, car elle associe, immédiatement, l’idée de démocratie uniquement à l’idée d’une démocratie de majorités, qui exclut ce qui est divers, ce qui est différent, ce qui sort de l’homogène, faisant écho aux funèbres mémoires d’exclusions de l’Histoire européenne.
Au cours de la session plénière de la Convention du 5 juin 2003 (session 4-039) le conventionnel Lamberto Dini (dans un contexte de discussion sur la représentativité) a proposé que soit débattue la citation grecque de Thucydide et sa traduction ; appelé pour se prononcer sur le sujet, Giscard d’Estaing a dit que la citation de Thucydide était du XVIe siècle, c’est-à-dire de l’Humanisme, contexte dans lequel l’auteur a été traduit en France. Selon Giscard d’Estaing, dans son contexte original, la citation de Thucydide ne disait pas la même chose, car la démocratie grecque faisait allusion à la majorité, parce qu’elle n’était pas tout le monde. Pour l’Humanisme français du XVIe siècle, il s’agissait du plus grand nombre, et c’est à partir de là que Giscard d’Estaing a justifié son choix de la version renaissantiste, s’excusant auprès de ses collègues hellènes (à ce sujet, voir le compte-rendu intégral de la session plénière du 5 juin 2003, disponible, parmi les documents sur les débats de la Convention, sur www.europarl.europa.eu, de la session 4-039 à la 4052)
En ce qui concerne cette considération, Dini commente (session 4-041) qu’il est correct de substituer les mots "du peuple tout entier" par "du plus grand nombre", car cela allait mener à la notion selon laquelle la Constitution européenne – comme celle d’Athènes – serait démocratique si elle était fondée sur les principes de la majorité. C’est à partir de là que le conventionnel justifie la proposition de son amendement à l’article 39, où il est question de politique extérieure, suggérant de remplacer unanimité par majorité qualifiée, car il comprend qu’il n’est pas démocratique de permettre qu’un seul pays puisse bloquer les décisions de la majorité. L’idée des votations à la majorité qualifiée consiste à chercher à mieux composer avec la difficulté de faire l’unanimité dans une Europe de plus en plus grande. L’article 24 du projet constitutionnel établit la majorité qualifiée comme une majorité d’États-membres, qui doivent représenter, au moins, les trois cinquièmes de la population de l’Union. C’est dans cette perspective qu’il fait référence au Préambule, réitérant que la démocratie est la majorité (session 4-041).
Dans la session 4-050 du document cité auparavant, Giscard d’Estaing dit que : "La majorité qualifiée n’a de sens que si la minorité la respecte. Si on dit que c’est une majorité mais que la majorité fait ce qu’elle veut, il n’y a pas de décision collective. Donc, nous travaillons sur une autre hypothèse qui est d’élever le seuil de la majorité pour en faire une majorité super-qualifiée et de laisser des possibilités de non-application, mais qui seraient très réduites puisqu’elles ne s’appliqueraient qu’aux petits créneaux qui seraient entre la majorité super-qualifiée et l’unanimité."
Il faut souligner qu’au-delà du débat à propos des minorités et des majorités et tout ce qu’il implique, une question majeure, une sorte de rideau de fond de toute cette discussion était présente dans la tentative d’affirmer la démocratie (politique) comme forme de gouvernement typiquement européenne, puisant mythiquement ses racines dans la tradition. Après un long débat au sein de la Convention, la citation de Thucydide a été supprimée, suite à diverses accusations d’avoir été mal traduite, d’être erronée, apocryphe et contraire à l’égalité des États. Pour Alexandrine Bouilhet (2004, p.1), reporter du Figaro, Thucydide, père de l’Histoire, serait, en vérité, un personnage peu recommandable, pour ne pas dire politiquement incorrecte, en vertu de son admiration explicite pour Périclès et pour les combats sanglants que celui-ci avait menés à terme au nom de la démocratie. Lors de la victoire de la Grèce au championnat de football Euro 2004, pour féliciter les joueurs grecs et s’excuser de l’absence de Thucydide dans le Préambule, Giscard d’Estaing (2004, p.7), qui avait tant milité pour le maintien de cette citation, déclarait : "Je n’arrive pas à comprendre pourquoi les malheureux Thucydide et Périclès ont été exclus de notre patrimoine historique. L’argument selon lequel leur modèle démocratique n’est plus le nôtre ne résiste pas au bon sens. (…) Il y a une fierté pour l’Europe d’affirmer que la première expérience de démocratie a eu lieu sur son territoire, et que la quasi-totalité du vocabulaire démocratique mondial est tirée d’une langue européenne. En tous cas, je veux rassurer nos amis hellènes : pour ma part, je leur garderai ma reconnaissance ! Et les footballeurs grecs se sont chargés de réhabiliter la mémoire de Thucydide !"
Pour Bouilhet (2004, p.1), l’Europe du XXIe siècle ne se reconnaît plus dans le siècle de Périclès, berceau de la démocratie moderne.
"Si le mythe de la Caverne illustre à la perfection le fonctionnement actuel de l’Union, les Vingt-cinq refusent de rendre hommage à la Grèce de Socrate et de Platon. Historien du Ve siècle av. J.-C., sophiste et philosophe, l’athénien Thucydide n’a plus droit de cité dans le préambule de la Constitution. Ainsi en a décidé la présidence irlandaise de l’Union, approuvée par tous les chefs de la diplomatie européenne, réunis hier à Luxembourg, à l’exception notable des ministres grecs et chypriotes, choqués par ce reniement brutal des origines."
Héritages gréco-romains
Le passage traitant des héritages communs a été aussi problématisé que l’épigraphe du Préambule, et, dans la même perspective, on pouvait lire dans sa première version (du 28 mai 2003) : "S'inspirant des héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe qui, nourris d'abord par les civilisations hellénique et romaine, marqués par l'élan spirituel qui l'a parcourue et est toujours présent dans son patrimoine, puis par les courants philosophiques des Lumières, ont ancré dans la vie de la société sa perception du rôle central de la personne humaine et de ses droits inviolables et inaliénables, ainsi que du respect du droit (...)." La question d’héritage tout au long de l’histoire occidentale a toujours été liée à l’idée de patrimoine passé, transmis, par une personne ou un groupe, par succession. Un patrimoine qui est toujours revendiqué par les héritiers directs ou par ceux qui jugent avoir des droits d’héritage. Dans le cas des civilisations antiques, dont le legs constitue le patrimoine culturel, il faut souligner que celui-ci est et a toujours été un objet de litige, dont les plus grands heurts ont toujours été liés à des questions de patrimoine reconnu comme immatériel. Il revient peut-être aujourd’hui aux historiens, aux archéologues et aux spécialistes du monde antique de réaliser une plus grande problématisation autour de l’idée d’héritage du monde classique. Peut-être convient-il vraiment de refuser l’héritage infligé aux sociétés modernes et de rechercher, en ce sens, qui sont les bénéficiaires de cet héritage classique et ce qu’ils ont revendiqué et revendiquent encore. L’héritage classique revendiqué a souvent été associé, voire utilisé, pour affirmer des identités, pour garantir des continuités et solidifier une espèce de communauté de destins – figurant comme source d’hostilités et de ségrégations ; les discussions autour du Préambule mettent un peu tout cela en évidence. Dans celui-ci comme dans tous les discours qui utilisent l’Antiquité dans ce domaine, on se réclame de l’héritage qui convient le mieux. Ce qui est problématisé et remis en question dans cette discussion n’est pas la référence ou non à l’Antiquité comme source d’un héritage transmis, mais les usages de l’idée d’héritage de l’Antiquité, dans un contexte où le monde antique répond habituellement aux appropriations contemporaines les plus diverses. Que ce soit dans la revendication des contributions de la "civilisation hellénique" à la pensée européenne, à travers la philosophie, l’histoire, les techniques, etc., ou dans la revendication des contributions de la "civilisation romaine", à travers l’idée d’organisation et de puissance, des ordres juridiques, politiques, civiques, etc., l’idée d’une certaine instrumentalisation du monde antique et de la tradition classique a toujours été présente dans la constitution des identités européennes – de différentes manières et à différentes périodes. Des discussions à ce sujet ont accompagné l’élaboration du Préambule, mais, malgré les distinctes colorations données au monde antique, par les différents revendicateurs d’un certain héritage classique, la reconnaissance d’une sorte d’appartenance aux héritages des civilisations antiques s’est produite sur des bases et des aspects très semblables. C’est peut-être à cause de cela que la référence aux civilisations hellénique et romaine, qui ont nourri "les héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe", à part dans le cas des quelques propositions de changement formel – comme celui de Cristiana Muscardini (Doc. CONV 660/03, Contrib. 293) – n’a pas fait l’objet de grandes problématisations dans l’élaboration du Préambule. Il est important de souligner que les discussions qui ont entouré l’élaboration du Préambule ont mis à l’ordre du jour et en évidence une sorte d’agitation en ce qui concerne les identités nationales, dans un monde soumis à la globalisation et au triomphe des démocraties libérales, où la multiplicité d’individus, de groupes et de pratiques risquent constamment d’être victimes de l’empire des idéaux homogénéisateurs et totalisants. Dans ce contexte, la formation de l’Europe unie aura peut-être pour objectif de supplanter l’Europe des nations ou, dans une certaine mesure, de proposer une identité qui ne soit pas calquée sur un passé mythique, qui n’émerge pas d’un passé commun, mais plutôt d’un projet commun d’avenir. Naturelle dans tout processus de construction d’identités sociales, où à propos de soi et de l’autre, la définition identitaire est nécessairement construite autour de différences, l’idée d’une Europe unie doit assumer le compromis d’être plus incluante qu’excluante, et, en ce sens, l’Union européenne l’est réellement. Plus qu’un concept historique et géographique mutable, l’Europe est aujourd’hui un concept politique, dont la définition et le projet ne se trouvent en aucun lieu qui ne rende ou ne cherche à rendre compte de la multiplicité et de la diversité des cultures régionales et nationales dans l’élaboration d’une identité commune, mais plurielle. Enfin, une identité qui rende compte de la devise de l’Union, "unie dans la diversité".
THUCYDIDE II, 37
et le préambule de la Constitution européenne
De la constitution d’une certaine "identité européenne" fondée en partie sur l’héritage démocratique grec.
Glaydson José da Silva, professeur du département d’Histoire de l’université d’État de Londrina. Post-doctorant du département d’Histoire de l’université d’État de Campinas (Unicamp). Directeur associé du CPA – Centre d’études et de documentation sur la pensée antique classique, hellénistique et de sa postériorité historique.
Remerciements
Plusieurs des idées développées ici sont le fruit des discussions avec quelques collègues, parmi lesquels Laurent Olivier (Musée des Antiquites Nationales de Saint-Germain-en-Laye), Pedro Paulo Abreu Funari (Universidade Estadual de Campinas) et Norberto Luis Guarinello (Universidade de São Paulo), dont les commentaires ont été des sources importantes d’inspiration.